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STANLEY KUBRICK ET LA MUSIQUE
Si l'on devait brièvement analyser la place de la musique dans la filmographie de Kubrick, on pourrait se contenter de quelques lignes : peu de musique originale, quelques arrangements synthétiques, beaucoup de musique préexistante. C'est sur ce dernier point que Kubrick s'est très nettement démarqué de ses concurrents : dans une utilisation toute personnelle des grands airs de la musique classique ou de pièces de musique contemporaines pratiquement inconnues à l'époque. Cette façon de traiter la musique préexistante comme « personnage » à part, comme « fil d'Ariane », de telle manière que ces pièces archi connues paraissent avoir été écrites pour le film, ce qui d'un point de vue psychologique et artistique est un exploit, n'a pas de précédent dans l'histoire du cinéma. Elle n'a pas non plus de continuateur, à quelques exceptions près : Quentin Tarantino utilise beaucoup de musique préexistante mais ne lui donne pas un sens comme le faisait Kubrick. Cette importance se manifeste dans toutes les étapes de la production : en juillet 1962, dans un entretien qu'il a accordé à Terry Southern, Stanley Kubrick disait utiliser la musique sur les tournages pour mettre en condition les acteurs – et le documentaire de Vivian Kubrick sur SHINING le prouve.
Si l'on décrit l'évolution de la musique au cinéma chez Kubrick, il faudrait scinder sa filmographie en deux grande périodes : la période d'avant 1968 et la période d'après 1968 (que le dernier plan de DR STRANGELOVE préfigure), date symbolique s'il en est. 2001 A SPACE ODYSSEY, le film qui a changé la face du monde, marque en effet une rupture dans la façon de penser la musique. C'est donc à l'aune de cette date lumineuse et presque mystique qu'il faut analyser la place du son dans l'½uvre Kubrickienne.
I) 1953-1968 : La tradition dans la modernité
Entre 1953 et 1968, Kubrick cherche sa voie en tentant à tout prix de s'affranchir des règles établies. Il est encore sous la coupe des producteurs et utilise de façon traditionnelle des compositeurs modernes: Gerald Fried, Alex North, Nelson Riddle et Laurie Johnson. On peut distinguer dans leurs travaux des leitmotiv représentant une émotion, un individu, une situation, la musique évoluant comme un troisième personnage , comme une autre voix-off.
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1° Day Of The Fight (1951), Fear and Desire (1953), Killer's Kiss (1955), The Killing (1956)
Musique : Gerald Fried
La musique de ces quatre films a été composée par Gerald Fried, qui deviendra le compositeur fétiche de Robert Aldrich. Une complicité musicale dont la longévité est étonnante et qui a récemment fait l'objet d'une édition discographique partielle : la compilation Silva América « Strangelove Kubrick, Music from the films of Stanley Kubrick » offre ainsi une vingtaine de minutes de musique extraites des quatre premiers films de Stanley Kubrick, réinterprétée par l'Orchestre Philharmonique de la Ville de Prague (dirigé par Paul Bateman), permettant ainsi de redécouvrir le travail méconnu de Gerald Fried : un travail soigné et efficace, qui malgré le manque de moyens, démontre que le compositeur américain avait beaucoup d'imagination. L'enregistrement de DAY OF THE FIGHT (avec « March Of The Gloved Gladiators » dans la compilation Silva) aurait pu pourtant ne pas se faire. Gerald Fried avait en effet convoqué les meilleurs musiciens qu'il connaissait aux studios de la RKO à New York, mais lorsque ces derniers, âgés d'une vingtaine d'année en moyenne, arrivèrent, le gardien du studio leurs cria que les enfants ne pouvaient entrer ici parce qu'ils avaient programmé un enregistrement professionnel. Stanley Kubrick n'avait alors que 23 ans.
La compilation contient deux titres extraits de FEAR AND DESIRE : « A Meditation on War », qui illustre l'avancée en territoire ennemi du petit groupe de soldats et « Madness » qui intervient lorsque Sydney, après avoir tenté de violer la fille, la tue. Gerald Fried, pour qui la peur et le désir sont « deux passions humaines dominantes » dit de sa musique qu'elle devait être « profonde, riche de sens, envoûtante, désespérée mais néanmoins triomphante ». La musique a été louée par quelques critiques dans leurs chroniques (Walter Winchell par exemple). David Wishart parle de « tonalités ouvertement excentriques » . C'est à partir de ce film que Kubrick s'est rendu compte du coût et de la complexité qu'exigeait la création d'une bande son – FEAR AND DESIRE nécessitait la présence de 23 musiciens.
KILLER'S KISS est représenté par le morceau « Murder 'mongst The Mannikins » , un air inquiétant, atonal, avec des trémolos aigus de cordes, des roulements de percussions et des glissandi mystérieux...
Enfin, la compilation Silva comporte une piste extraite de la musique du film THE KILLING: « Main Title & The Robbery »... Comme le budget du film était plus important, Gerald Fried a pu s'offrir les services de 40 musiciens, dont le célèbre pianiste André Prévin. Selon David Wishart le morceau « Main Title & The Robbery » illustre l'intense activité de l'hippodrome tout en laissant présager la tragédie par « des staccatos insistants et tranchants ». Gerald Fried s'est montré très satisfait par son utilisation des cuivres : « le film commençait tout juste et tel un train emballé, il ne devait plus ralentir. »
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2° Paths Of Glory (1957) ( VOIR ICI )
Musique : Gerald Fried
Grâce au producteur et acteur Kirk Douglas, qui réussit à obtenir trois millions de dollars de la United Artists, Stanley Kubrick tourne cette adaptation du roman de Humphrey Cobb en 1957. PATHS OF GLORY (Les Sentiers de la Gloire), curieusement tourné en Allemagne, est un plaidoyer antimilitariste violent, qui dénonce la bêtise d'un Etat-major français pendant la guerre de 14-18 : pour des raisons politiques et médiatiques, un Général et un Commandant en Chef préfèrent fusiller trois hommes pour lâcheté, plutôt que d'avouer l'erreur qu'ils ont faite en lançant une offensive désastreuse. Kubrick met en scène deux visions opposées de la guerre: le courage et l'idéalisme d'un colonel face à la couardise et le pragmatisme cruel d'un Etat-Major déconnecté de la réalité du terrain et soumis comme dans une mécanique effroyable à la pression des médias et du pouvoir politique. Le sacrifice de ces trois hommes a quelque chose ici de christique. Une Trinité sacrifiée pour que l'homme soit pardonné de sa faute , condamnée à porter sa croix jusqu'au Golgotha afin de tirer gloire de son martyre .
La violence symbolique du propos de Kubrick aura des répercussions en France : suite à des bagarres lors de sa sortie en Belgique, le film ne sera pas projeté sur le territoire français avant 1972 ! Aux Etats-Unis, certains y voient une caricature de la « chasse aux sorcières » maccarthyste des années 1950-1953. Quoiqu'il en soit, malgré les difficultés de distribution que son sujet polémique a légitimement provoqué, ce film aura définitivement lancé la carrière de Kubrick.
PATHS OF GLORY est le glas du règne Gerald Fried. Le film est en majeure partie silencieux. Un silence de mort, lourd de sens, omniprésent moins pour des raisons techniques que par volonté de dramatiser cette injustice. Lorsque la musique intervient, c'est pour accompagner sèchement la tragédie ou au contraire l'amplifier et la dénoncer par des contrastes musicaux saisissants.
Gerald Fried, qui a eu à sa disposition l'orchestre philharmonique de Bavière, a composé une musique militaire, minimaliste, essentiellement percussive (Stanley Kubrick, comme Gerald Fried, aimait beaucoup les percussions, puisqu'il avait été batteur au lycée), et qui appuie le drame (la mission de reconnaissance en est le meilleur exemple).
La glorieuse et patriotique « Marseillaise » du générique s'achève dans des accords inquiétants (« Le patriotisme est le dernier refuge des canailles » dit le colonel Dax). Orchestrée en mode mineur, elle a été remplacée par des percussions sur les copies destinées à la France, afin de ménager la population locale.
Une valse, symbole de l'élégance et du bonheur, accompagne les pas de danseurs, indifférents au drame qui se déroulera le lendemain, accentuant par contraste l'horreur de cette tragédie.
PATHS OF GLORY s'achève avec une chanson allemande, chantée par une prisonnière allemande, interprétée par Suzanne Christian, la future femme de Kubrick. Lorsque la jeune fille apparaît, les soldats rient et se gaussent de cette bête de foire. Puis, lorsque son chant plein de larmes s'élève et retentit, ces brutes épaisses font le silence, écoutent, comme bouleversé par le drame de cette expatriée, dont cette guerre n'est pas la sienne, puis reprennent en ch½ur la chanson.
La caméra s'attardent sur ces visages figés, afin de cristalliser l'émotion de la scène. Kubrick utilise ici la musique de source afin de parachever la thèse de son film : démontrer l'absurdité de la guerre. La musique est clairement ici un chant de communion, un hymne de réconciliation. Difficile de ne pas penser à cette anecdote de la guerre de 14, racontée dans le film français JOYEUX NOËL (2005). Si l'Etat-Major fait fi de l'humain en préférant opposer artificiellement deux nations, l'homme a en lui un instinct qui le pousse à aimer son prochain, malgré les différences : « Ein ganzes Jahr und noch viel mehr - Die Liebe hat kein Ende mehr » (« Toute une année, et bien plus encore - L'amour n'a plus de fin »). Gauer commente ainsi cette séquence : « Moment sublimement émouvant d'une réconciliation entre deux mondes, deux cultures, par-delà l'horreur et la bêtise de la guerre, ou seulement sentimentalisme creux, ce que suggère le texte quelque peu mièvre de la chanson, en sardonique contrepoint de la situation réelle? Kubrick est là encore soigneusement ambigu » . Difficile en effet de trancher, bien que la première solution paraisse plus cohérente...
Cette chanson, qui suspend le temps un moment, ne dure pas : la guerre reprend vite ses droits ; les hommes, entraînés par cette mécanique destructrice, que même le Colonel Dax ne peut pas enrayer, sont appelés en première ligne. Le silence se fait, et le générique apparaît, avec le même air, arrangé et orchestré comme une musique militaire : le spectateur doit comprendre que la mort attend ces soldats...
La fin de PATHS OF GLORY annonce déjà 2001 A SPACE ODYSSEY : élément d'une expérience extra-sensorielle, intemporalité de l'instant, contrepoint ironique... Tous les éléments du futur langage musical Kubrickien se trouvent déjà en germe dans le film...
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3° Spartacus (1960) ( VOIR ICI )
Musique : Alex North
Chef d'orchestre : Joseph Gershenson
SPARTACUS tient une place à part dans la filmographie de Kubrick : à y réfléchir, ce péplum glorifiant l'amour de la liberté et la noblesse d'âme, est même une véritable parenthèse dans la carrière du réalisateur.
Signé par Dalton Trumbo, écrivain antimilitariste et communiste, un temps sur la fameuse « liste noire » pendant le maccarthisme, le scénario de ce film politique , inspiré d'un roman d'Howard Fast, relate l'histoire de Spartacus, un célèbre gladiateur thrace qui a mené en 73 avant J.-C une rébellion d'esclave contre le pouvoir romain et qui a fini crucifié après que son armée ait été matée par Marcus Licinius Crassus.
L'acteur Kirk Douglas avait commencé le tournage de ce péplum titanesque de plus de six millions de dollars sous la direction du réalisateur de western Anthony Mann. Mais un vendredi 13, le cinéaste américain est licencié, après avoir tourné la séquence dans la mine et une partie des scènes se déroulant dans l'école des gladiateurs. Il est remplacé trois jours plus tard par Stanley Kubrick, qui se retrouve investi d'une lourde tâche : diriger pendant plus de 5 mois une superproduction hollywoodienne en 70 mm, en Technicolor, avec 10 000 figurants et des interprètes aussi célèbres que talentueux: Laurence Olivier, Charles Laughton, John Gavin, Peter Ustinov, Tony Curtis, Jean Simmons, Woody Strode et Kirk Douglas .
SPARTACUS est un film magnifiant le désir de liberté. Ironie du sort, Kubrick ne s'est jamais senti aussi bâillonné que sur SPARTACUS, soumis au bon vouloir des producteurs et de Kirk Douglas (« Stanley est un sale con qui a du talent » a affirmé l'acteur). Quelques années plus tard, le réalisateur reniera ce péplum hollywoodien sous prétexte qu'il ne lui appartenait pas et qu'il n'avait été qu'une étape nécessaire pour pénétrer définitivement les milieux du cinéma.
Kubrick n'a pas eu le choix de faire appel à une musique originale et plus spécifiquement au compositeur Alex North. Selon toute vraisemblance, cette décision a été l'½uvre de la Byrna et de Kirk Douglas, avant l'arrivée de Kubrick sur le film. Le compositeur américain est alors âgé de 49 ans. Elève d'Aaron Copland et d'Ernst Toch, ancien accompagnateur de Martha Graham, féru de musique russe et de jazz, il avait surpris le monde du cinéma en synchronisant en 1951 de la musique jazzy sur l'adaptation cinématographique de la pièce de Tennessee William, A STREETCAR NAMED DESIRE (Un Tramway Nommé Désir), réalisée par Elia Kazan.
Le réalisateur demande à Alex North d'étudier « Alexandre Nevxki » de Prokoviev. Cette influence se ressent parfois dans la musique qu'il a composé pour SPARTACUS (cuivres et percussions), surtout remarquable pour son célèbre « Love Theme » et par le thème inquiétant que l'on entend à la fin du « Main Title ».
Car dans l'ensemble, malgré la beauté de ces deux thèmes, la musique d'Alex North n'a rien d'exceptionnelle, bien qu'elle ait valu au compositeur une nomination aux Oscars. Elle est parfois même sans intérêt : débauches inutiles de cuivres, maladresses d'écriture, manque d'imagination. Il n'y a guère que la musique de la première scène de bain (la plage intitulée « Oysters and Nails », easy-listening avant l'heure, grâce à l'utilisation d'un instrument électronique, l'Ondioline) ou la musique sépulcrale qui après la dernière bataille accompagne un long travelling sur la plaine jonchée de cadavres. Une musique à l'image du film : grandiose mais un peu creuse et beaucoup trop présente. Ce qui tend à démontrer que de toute évidence, Kubrick n'a pas eu son mot à dire.
Lee Tsiantis est beaucoup moins sévère : « Pour Spartacus, North tenta de transcrire l'ambiance de la Rome préchrétienne en utilisant des techniques musicales contemporaines. Il effectua des recherches sur les musiques de l'époque et déterra des instruments peu conventionnels tels que le tympanon dans sa quête de sonorités étranges [...] North recourut à un large pupitre de cuivres pour évoquer la barbarie de l'époque. Il mit les violons de côté jusqu'à ce que s'épanouisse l'histoire d'amour entre Varinia et Spartacus. Le thème romantique est délicatement orchestré, témoignant des talents lyriques de North. »
Cette critique, en s'attachant aux qualités essentiellement musicales de l'orchestration de North, dissimule mal à quel point la musique sur Spartacus est « fonctionnelle ». Cette approche très pragmatique de la composition pour le cinéma, par ailleurs très conforme aux exigences du cinéma populaire hollywoodien, explique sans doute pourquoi Alex North verra sa partition pour 2001 rejetée. C'est en effet à ce moment là que Kubrick aura enfin la maîtrise absolue de son film...
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4° Lolita (1962) ( VOIR ICI )
Musique : Nelson Riddle & Bob Harris (Thème de Lolita)
Orchestrations : Gil Grau
Chef d'orchestre : Nelson Riddle
La musique de la sulfureuse et magistrale adaptation du LOLITA de Vladimir Nobokov, qui décrit la passion qu'éprouve un homme mûr, Humbert Humbert, pour la fille de sa logeuse, une jeune fille encore mineure et capricieuse, est composée et dirigée par un musicien de 41 ans, Nelson Riddle, arrangeur et orchestrateur de Nat King Cole, Franck Sinatra et Ella Fitzgerald, compositeur d'A KISS BEFORE DYING, alors très demandé à l'époque. Bien que Stanley Kubrick et James Harris aient d'abord songé à Bernard Hermann, le choix de ce musicien n'est pas étonnant : Kubrick était un passionné de jazz et partageait avec son collaborateur un goût prononcé pour l'½uvre de Frank Sinatra.
Malgré les glorieux antécédents du compositeur, la partition de LOLITA apparaît dans l'ensemble très conventionnelle, caractéristique du cinéma romantique hollywoodien de cette époque, mais parfaitement appropriée à ce film de facture très classique. Mystérieuse (lors des apparitions de Quilty le plus souvent), triste ou joyeuse, la musique suit le film, de façon plutôt monocorde et sans jamais innover : les musiques de source n'échappent pas à la règle (ainsi cette musique d'horreur dans la séquence du drive-in, dont le premier plan sur le visage décharné du zombie, soit dit en passant, contraste curieusement avec le plan précédent, qui montre le visage ravissant de Lolita, accompagné par une musique très gaie).
Pourtant, dans la première scène qui suit le générique (un thème magnifique pour piano et orchestre, composé par Bob Harris, frère de James Harris et qui illustre avec grâce la beauté de ce pied, filmé comme s'il était nimbé d'une gaze angélique, et donc Stanley Kubrick pensait qu'il était un contrepoint parfait à ce récit caustique), Nelson Riddle fait montre d'un certain talent pour instaurer une « atmosphère » particulière. Alors qu'Humbert Humbert (James Mason) parle avec Quilty (personnage interprété par le génial Peter Sellers, qui fait par ailleurs une curieuse allusion à Spartacus), Nelson Riddle fait entendre des accords inquiétants aux cordes et une mélodie mystérieuse au clavecin. Ce morceau plutôt original a une résonance particulière dans le c½ur du cinéphile car il rappelle les textures de Ligeti qu'on entendra plus tard sur 2001 A SPACE ODYSSEY, la musique de North sur SPARTACUS ou les cordes sinistres de la musique d'Herrmann. Cette scène – qui s'ouvre sur une automobile s'enfonçant dans la brume – ainsi musicalisée, semble faire de LOLITA un polar, ce qui est un parti pris intéressant. Mais on n'entendra ensuite que très rarement ce thème. Le béophile averti notera que c'est au moment où Quilty est au piano, pour faire écouter à l'amant éconduit son prétendu chef-d'½uvre (une Polonaise de Chopin !), que le drame intervient : toujours l'omniprésence de la musique, un élément qui symbolise souvent la destruction chez Kubrick .
Il est impossible de parler de la musique de LOLITA sans évoquer cette chanson, « Lolita Ya Ya » que l'on découvre lorsque Humbert Humbert rencontre pour la première fois Lolita (interprétée par la sublime Sue Lyon, alors âgée de 14 ans). Les paroles, chantées par des voix allègres de jeunes filles, n'ont aucun sens, mais « Lolita Ya Ya », chanson tropézienne vaguement kitsch, est restée dans la mémoire des spectateurs comme le symbole de l'insouciance un peu cruelle de cette jeune fille capricieuse. Elle retentit plusieurs fois dans le film, comme symbole de la jeunesse tentatrice : lorsque Lolita apparaît dans la pièce où sa mère et Humbert Humbert jouent aux échecs, le thème de cette chanson, sans paroles, se fait entendre tout à coup, interrompant une musique plus classique. On l'entend de nouveau lorsque l'écrivain feint d'être au bord du suicide : elle rappelle au spectateur que ce n'est pas la mort de sa femme qui préoccupe Humbert Humbert mais l'avenir radieux qu'il peut espérer désormais avec la fille de sa logeuse. Cette musique accompagnera d'ailleurs beaucoup des scènes qui suivront : au camp de vacances, dans l'hôtel, etc..
Julien Mazaudier fait remarquer que le film crée une « opposition musicale entre parents guindés et jeunesse frivole », qui « se retrouve dans la séquence du bal. Sur le morceau "Quilty's Caper - School Dance", le rythme est endiablé. Les adolescents semblent beaucoup s'amuser alors que les adultes pour la plupart au bar sont ridicules sur la piste. La danse mollassonne de Peter Sellers par ailleurs hilarante est en cela fort révélatrice. Plus tard, Lolita se moquera de sa mère et d'Humbert lorsqu'elle les verra danser sans entrain sur un rythme cha cha assez désuet. »
Dans l'ensemble pourtant, la musique de LOLITA, bien que magnifique, demeure anecdotique, à l'image d'un film qui reste étonnamment simple: ponctuations musicales qui font penser à Gershwin et Bernstein, tourbillons de notes conjointes ascendantes aux cordes, très hollywoodiennes, qui accompagnent la montée de l'escalier de Lolita (exagération romantique d'une scène banale, mais qui suggère justement la montée du désir entre ces êtres) et morceaux de jazz easy-listening. La musique de LOLITA est dans l'air du temps, comme sa jeune héroïne.
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5° Dr. Strangelove or :
How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb (1963) (VOIR ICI )
Musique : Laurie Johnson
A l'image de ce slogan burlesque dans la base aérienne, « Peace is our profession », la musique de DR STRANGELOVE entretient en permanence l'ironie, amplifiant l'humour du scénario. Ainsi la valse lente du générique, qui fait du vol de gros avions B-52 une danse gracieuse et érotique, et préfigure, 4 ans auparavant, la valse des vaisseaux spatiaux dans le film qui suivra, 2001 A SPACE ODYSSEY.
Laurie Johnson (compositeur de télévision qui a notamment composé sur THE AVENGERS) a écrit la musique originale de ce film. Sa contribution tient dans un seul thème (« When Johnny Comes Marching Home »), arrangé sous des formes toutes plus différentes les uns que les autres. Il s'agit d'un morceau de style typiquement militaire, avec un thème très identifiable qui fait penser aux ch½urs de l'armée rouge, une caisse claire, des cuivres et des voix d'homme chantant la bouche fermée. La simplicité et la banalité de cette musique, bien qu'entretenant le suspense, entretient évidemment l'aspect risible de la situation : alors que l'équipage d'un des bombardiers nucléaires fait tout ce qu'il peut pour être digne de la mission qu'on lui a confié, le président des Etats-Unis, l'air impassible, dans un silence ridiculement solennel, troublé de temps à autres par les machouillements frénétiques du général, discute le plus banalement du monde avec son homologue russe, visiblement un peu dur d'oreille, tandis qu'à de nombreux kilomètres de là le Colonel britannique se plaint que l'élastique de sa jambe artificielle ait cédé, en écoutant les théories fantaisistes du Général Ripper, insensible aux balles qui sifflent autour de lui. La musique de Laurie Johnson accentue encore davantage le burlesque du film, lorsqu'une orchestration de son thème pour percussions et... harmonica, illustre une scène où les soldats vérifient leur kit de survie – kit surréaliste constitué d'objets plus inutiles les uns que les autres –, accompagnée d'une voix off rappelant des films de propagande.
Mais c'est surtout la dernière scène du film qui a fait de DR STRANGELOVE un film culte. Et qui a marqué irrémédiablement la fin d'une époque dans la vie musicale de Kubrick.
Le réalisateur conclut son film en apothéose, avec une succession de plans cuts d'essais nucléaires, accompagnée par une chanson très légère de Vera Lynn : « We 'll Meet Again », dont les paroles peuvent être interprétées comme tentant de rassurer le spectateur quant à l'avenir post-nucléaire (il y aura des survivants selon le Docteur Folamour)... Un ballet décalé... pour d'adorables et très gracieuses bombes atomiques... Ce jeu de mot un peu facile est pourtant révélateur. Kubrick érotise beaucoup la guerre dans DR STRANGELOVE : la danse voluptueuse des B-52 en ouverture et cette représentation symbolique du coït, les propos osés du Général à sa femme, l'obsession de Ripper (Jack Ripper, célèbre tueur de prostituée au XIXème siècle) pour les « fluides corporels » et ses propos sur la puissance qu'il possède et qu'il ne désire pas transmettre aux femmes, le nom de l'objectif (Laputa), un exemplaire de Play Boy dans l'avion ou des préservatifs dans le kit de survie, l'empressement du Général à se porter candidat à l'enfermement lorsqu'il apprend qu'il aura une dizaine de femmes magnifiques à sa disposition, la bombe nucléaire, phallus joyeusement chevauché par le pilote du bombardier, etc ... A cet égard, les propos du personnage interprété par Peter Sellers sont très évocateurs – il ne faudrait pas oublier non plus que ce dernier se nomme DR STRANGELOVE et qu'il donne son titre au film !... La guerre est ici un jeu érotique, la violence un ersatz au rapport amoureux et la puissance une conséquence de l'abstinence sexuelle : le général Ripper peut apparaître comme une métaphore de cette conception d'inspiration freudienne. Le feu d'artifice final, une séquence terrifiante rendue jouissive par la musique de Vera Lynn (« Ce n'est qu'un au revoir »), ainsi que l'introduction, illustré par « Try A Little Tenderness » , semblent confirmer cette thèse, tout en dénonçant ce rapport dangereux à la violence et au désir de puissance (« L'apocalypse nucléaire dérive d'une mauvaise gestion de l'économie libidinale ; c'est un problème « de cul » », affirme encore Marc Lepoivre ). On retrouvera ce thème dans le film qui suivra quatre ans plus tard, 2001 A SPACE ODYSSEY. Mais cette mise en scène à la Néron, télescopage de comédies musicales, de danses de cabaret et de documentaires militants annonce également 2001 à deux autres titres : d'abord en montrant que la connaissance, mal utilisée, peut tuer, ensuite, en utilisant pour la première fois la musique comme un élément central du film, comme un personnage, révélateur des intentions du réalisateur.
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